La raison poétique

Sur Christoph Rihs


« Est artiste celui qui revendique de rester visible derrière ce qu’il exprime. Ce n’est pas comme dans le domaine de la science où l’anonymat est sensé s’élever jusqu’à ce que l’énoncé, à force d’anonymat, prenne la forme d’une loi comme tombée droit du ciel. »1 Ce sont les mots de Bazon Brock. Lucius Grisebach est, lui aussi, opposé à « une considération de l’art sans nom » pourtant, li y met des réserves: « il est fréquent que les artistes ne soient pas aimés pour leur art, mais parce que aux yeux du commun des mortels, ils paraissent si bien perdus. »2

« Les Suisses — selon Bertrand Theubet, survivent plutôt qu’ils ne vivent »3 Christoph Rihs est suisse. Bien que né à Bierut — au Liban, il a ‹ survécu › à Bienne où il a passé son bachot, ce qui implique qu’il connaît bien la langue française, et qui se trouve derrière le Fossé ‹ Rösti › qui sépare les mentalités et derrière le (vraiment?) dernier poste de frontière euro-mondial où commence la langue italienne. Là aussi, Christoph Rihs s’est senti comme chez lui, autant dans la langue que dans la mentalité. Entre autre, il a vécu à Rome de 1983 à 1984.

Pendant des années décisives pour lui, il avait son atelier à Düsseldorf – en Rhénanie — où il a poursuivi ses études. En Bourgogne l’attend une ancienne ferme où on croit à chaque instant qu’on va entendre: « silence, on tourne! » et voir arriver les Parisiens en week-end pour une partie de campagne. Mais c’est une camionnette qui débarque ... En descendent: un chien français, une mère américaine et sa fille ‹ mélangée ›, accompagnées du père. On a envie de chanter l’internationale.

La famille Rihs a un appartement ainsi éclairé au cœur de la ville natale du classique allemand: Weimar. Ce n’est pas seulement dans l’aura familière de Goethe que vit cette famille, mais aussi dans la ville initiale de l’université du Bauhaus. Le Bauhaus, l’atelier du Moderne où régnait une raison éclairée, canalisée, calculée au point que le torrent débordant du Romantisme avait encore un pré où s’étaler. Le courrant de Liberté, Égalité, Fraternité coulait vers la diversité, la totalité, l’unité et revenait aux sources. Beuys est sensé avoir dit : « Tout le monde est artiste », ce n’est pas exactement ça; Ce qu’il voulait dire, c’est que chacun est créatif. Beuys connaissait bien le Romantisme. Sa « notion de l’art », si souvent citée, y trouve sa source autant que dans Novalis. Beuys a peut-être subi le même sort que le pauvre Juif de Kurt Tucholsky, qui inventa quelque chose un jour: le calcul différentiel. Mais, lorsqu’il arriva en ville, il s’aperçut que quelqu’un d’autre l’avait trouvé avant lui. Rien n’est jamais nouveau — ou, avec Kurt Tucholsky.4 ‹ Il n’y a pas de nouvelle neige › —

Christoph Rihs, lui aussi, a souvent cru découvrir ce qui existait déjà. Par exemple, en géométrie, cette « partie des mathématiques née de l’étude des propriétés et des formes de l’espace ainsi que de la réalisation de figures bi- et tridimensionnelles, calculs de longueur, largeur, surface et contenu [...] ».5 Il sait ce qui résulte de la rencontre des connaissances. Géométrie? Orientation: « cela signifie: s’y retrouver, faire le bon choix entre de nombreuses possibilités et les rassembler pour obtenir le résultat sur le chemin prometteur de la réussite. L’origine du mot ‹ orientation’ est ‘Orient › (ex oriente lux > qui vient de l’Est, comme la lumière) et se réfère à l’idée que toute culture (comme le soleil?) vient de l’Est (Ainsi, par exemple, l’orientation vers l’Est des églises, des chœurs, des autels) ».6

Les repères d’orientation ont fasciné Christoph Rihs dès l’enfance. Très tôt, il a trouvé que la lecture d’une carte géographique était plus passionnante que de regarder la télévision. Il préférait donc tracer mentalement une ligne sur la carte. Ce qui l’a conduit à la cartographie, à la géométrie; celle-ci étant le modèle de réflexion de l’homme. « Et ce qui est intéressant là-dedans, dit Rihs, c’est que l’homme ne peut pas vivre sans modèle de réflexion »7 Ainsi, sur les sols et murs, il commença par tracer des lignes de couleurs et par fabriquer des objets à partir de bouts de bois. « Dans son installation Rue Dufour (1981), la figure géométrique que l'on reconnaît sur le sol de la maison n'a d'existence que parce qu'une personne a inscrit dans l'espace un certain nombre de mouvements. – fait remarquer Marie-Luise Syring dans son analyse lucide — « Les pas ont été fixés et visualisés sur le sol à la craie, comme ceux d'un danseur de ballet. Pourtant, cette œuvre n'avait rien à voir avec les mouvements abstraits et ritualisés d'un danseur; il ne s'agissait pas non plus d'évaluer, de franchir ou d'appréhender l'espace. Rien n'était cependant laissé au hasard. Rihs a plutôt observé les effets changeants, le champ référentiel de l'influence que peuvent exercer les uns sur les autres l'homme, l'espace et les objets. Il a ainsi esquissé les mouvements qu'une personne avait accomplis dans l'espace délimité par rapport aux objets qui s'y trouvaient. Il n'est plus possible de lire d'après les lignes quelle est la signification des mouvements du promeneur effectuant la visite, que celles-ci aient été suscitées par la répulsion ou par la séduction. Une lecture de nature psychanalitique reste donc exclue. Ce faisant, Christoph Rihs rappelle uns fois de plus à la conscience un fait resté inconscient, tout en appartenant au réel et au vécu, à savoir l'interaction entre homme et objet. Les choses ont, par le biais de nos sens, essentiellement de l’œil, un impact sur l'esprit. En d'autres termes, elles influencent fortement la connaissance et l'attitude de l'individu. »8

Christoph Rihs voulait souligner le processus mécanique du regard « cette image que nous portons nous-mêmes dans le globe oculaire comme quelque chose de matériel que l’on peut projeter vers l’extérieur, un jet de ligne, tantôt fil de laine, tantôt élastique, tantôt trait à la craie sur le sol ». L’existentialiste et phénoménologue Maurice Merlot-Ponty décrit ce phénomène de manière percutante dans L’Œil et l'Esprit (1964) et par-là s'est montré très critique du concept de la raison pure en montrant comment notre comportement réagit sur les choses. » Merleau-Ponty, de concert avec Hedwig Conrad-Martius, Emmanuel Lévinas, Paul Ricœur et Edith Stein considère le corps comme ‹l’Etre au monde ‹ ou pour citer Merleau-Ponty: ‹ la chair du monde ›. « C’est le lieu où se trouvent le langage, la perception, l’action et l’orientation (sic!) »9 « Un corps humain est là quand, entre voyant et visible, [...] entre un œil et un autre, [...] quand s’allume l’étincelle du sentant-sensible, quand prend ce feu qui ne cessera pas de brûler [...] »10

Christoph Rihs place l’observateur, l’homme, au centre de son centre, de son globe, de sa vision du monde. Parfois, comme dans la vraie vie, ce monde est très petit et bizarre (mondo mio, 1984) et puis il change, et son image avec lui. Il en découle différentes perspectives. Des visions du monde apparaissent (1991) parfois, elles sont enterrées (L'enterrement, 1989) ou elles précèdent à des modèles.

Vidéo. Je vois. Sur une bande vidéo pour un projet de l’RWE, des ‹ cathédrales › passent en accéléré: Pyramide, Tadsch Ma Hal, Minaret (ex oriente?), Pise, Tour Eiffel, château d’eau, tour de télévision, réfrigérant atmosphérique ... la représentation du monde de Christoph Rihs sur le réfrigérant atmosphérique — tour 1 de la centrale d’énergie au gaz de Meppen — région d’Ems — a reçu l’adjudication unanime du jury sous la présidence de Ulrich Krempel. Pour Werner Hlubak, membre du comité directeur de direction de l’RWE, la fascination opère surtout quand on pense que le monde a besoin de courant, d’électricité. Christoph Rihs sourit en répondant que [...] « Cette image du monde est assez forte pour susciter bien d’autres associations »11 Et, par exemple! Il y a un monde entre la représentation du monde de Rihs et la peinture minimisante sur la centrale nucléaire de Tricassin sur le Rhône, dans le Sud de la France. Et pas seulement pour la différence entre le gaz et l’atome! « L’un est le produit de l’élan créateur de l’homme, l’autre est la conséquence de ce que l’on a mé-fait. Mon boulot est d’examiner en corrigeant. »

Action réfléchie
« Utiliser mon raisonnement », constate Bazon Brock, « pour éclairer des mécanismes qui me dépassent en pensée et en parole, c’est agir en réfléchissant. Et ça s’est toujours passé comme ça dans le domaine de l’art; pensez, par exemple, à des peintres comme Magritte dont toutes les oeuvres thématiques ne gagnent qu’à travers l’élucidation de ces mécanismes de réflexion. [...] Nous pouvons construire des machines, ce qui signifie faire quelque chose, mais nous ne pouvons pas venir à bout des conséquences de cette action de la même façon que de la construction initiale des machines ou de la production initiale. Ce sont des mécanismes que l’art interroge explicitement depuis 500 ans. C’est pourquoi il existe tout naturellement un rapport étroit entre l’énoncé de problèmes artistiques et esthétiques d’une part, et les débats écologiques d’autre part, pour autant qu’on puisse prendre ces débats au sérieux. » Christoph Rihs ajoute: « Pour chaque travail, tout artiste parcourt à nouveau les étapes de recherche d’expression de forme et de teneur. »12

En parlant du travail de Rihs, André Lindhorst écrit: « Le monde est entièrement contrôlé, fonctionnalisé, démystifié et déromantisé. »13 Déromantisé? Il nous en reste une ruine : la molle écorce de Pandore. Et nos désirs papillotent follement en ricanant autour de nous qui ne nous doutons de rien. Cependant, comment un homme moderne qui voudrait qu’on l’éclaire pourrait-il savoir, lui qui va voir des expositions d’art aussi pour obtenir des informations? Le catalogue sur quatre siècles de peinture espagnole commente une nature morte (Bodégon) comme « un cabinet amusant avec toutes sortes de choses à manger qui poussent sous le climat espagnol. »14 Que les objets représentés sur cette nature morte se réfèrent aux gens de façon symbolique et théologique, qu’ils représentent le monde en images ou l’éphémère des choses terrestres, n’est pas (plus ?) évoqué. Ni un des cinq articles du catalogue, ni une seule légende de tableau ne se réfère à la symbolique religieuse, donc politique, comme: la grenade de l’unité de l’église qui s’ouvre aux croyants ou qui vaut également comme symbole de la résurrection.

« Le monde d’aujourd’hui a fait de la terre l’objet de ses projections globales » — constate André Lindhorst — « et l’art de Chistoph Rihs nous en montre le caractère équivoque .»15 Mais cette phrase de Lindhorst suppose chez Rihs quelque chose que Lindhorst avait enterré une sentence plus tôt: Le Romantisme. L’artiste Jochen Gerz dont on ne peut vraiment pas dire qu’il est le prêtre du sentiment dénoyauté, affirme: « Dans le Romantisme, il y a une panne de la commande, ce qui est en soi un très bel instant, incroyablement affiné et sans la moindre excuse. Tir de précision aussi sur l’art [...] l’art qui ne dure pas, sans public, sans commanditaire. [...] c’est aussi de la politique. Cela correspond à une notion presque française de la politisation. [...]. »16

Le Romantisme est un mot qui vient du mot roman. Vivre le romantisme signifiait: La vie est un roman. Or, le Romantisme veut dire aussi, en parlant ici de Novalis: « Transformer en chaos, déroute, anarchie. Ce sont des notions que les romantiques du début employaient positivement. [...] »17

Ainsi on peut lire: « L’artiste place l’action tout en haut de l’échelle, car son être est d’action et de réalisation à partir de du savoir et de la volonté, et son art est d’utiliser ses outils à toute fin et de représenter le monde à sa façon. C’est pourquoi le principe de son univers est action et son action son art. Ici aussi, la nature devient visible dans une nouvelle splendeur et seul un étourdi rejette avec mépris les mots illisibles et singulièrement confus. »18 Paul Eluard remarquait que le romantique trouvait autant de poésie dans un verre d’eau qu’au fond de la mer.

« Un artiste peut être vénal » — pense Christoph Rihs — « et son produit, matérialisation de sa recherche, peut, bien entendu, être acheté. Mais ça ne signifie pas qu’on achète l’art. Celui-ci croît à la manière d’un chardon qui étend ses racines sous la terre pour poindre là où on s’y attend autant que là où on ne s’y attend pas. »19

Raison et esthétique
La raison n’est pas une chose abstraite que l’on détourne comme le voudrait le tant prisé principe d’utilité. La raison, c’est le Siècle des Lumières, l’époque de l’esprit éclairé. C’est également la lumière du physicien et philosophe Descartes. Mais c’est encore plus sûrement laisser faire: laisser au chardon le loisir de pousser comme la nature le veut. Chez Douglas Adams, l’homme/souris de laboratoire est tenu à une longue laisse dans l’univers.20

Rihs titube en souriant dans l’espace, dans son egoversum, « un mélange de réalité et de tromperie; voilà ma réalité »21 dit-il. « Le titre vole, coccinelle! (Maikäfer flieg!), emprunt d’une chanson pour enfants, de la guerre de trente ans, évoque peut-être ce carnage. Mais il peut tout aussi bien être une toupie ronflante d’enfant, qui dérange la flotte de construction des Vogons d’Adams qui avaient pour mission de faire sauter la terre. Elle chaloupe dans l’espace, défiant les plans d’une voie intergalactique à sens unique.

« Je trouve cette formule bizarre, qu’un artiste dise ce qu’il recherche. Moi, je ne peux pas. Il y a des choses très définies qui reviennent dans mon travail de façon répétitive, mais je suis incapable de formuler ce que c’est. » Il en est de même pour le choix préalable des matériaux pour ce qu’il veut faire. « Je ne choisis pas un matériau parce qu’il me fait plaisir, je m’en sers intuitivement et c’est plus tard que je me pose des questions sur la technique. »

Nous sommes sur la rive du lac suisse de Neuchâtel et nous sommes charmés par les roseaux qui apparaissent à travers les brumes matinales. De la même façon, à travers notre savoir, l’âme des 18 et 19ème siècles s’infiltre et nous fait vibrer de ravissement, d’absence à nous-mêmes. Et aujourd’hui, justement, à l’époque technoïde, nous rêvons de nature, des jours qui nous enlèvent à la conscience de la détruire. Calme, silence. C’est presque aussi beau que si c’était peint par Caspar David Friedrich. Et voilà que l’embarquement pour Cythère de 1717, du préromantique Antoine Watteau nous emporte vers la volupté. Accadie. Le soleil perce le brouillard, le dissipe. Notre tête se libère du coton qui l’obstruait, se dépouille. Des bruits. Une sonnerie : celle de la terrible réalité? Certes: c’était un mirage. L’image du monde que nous voudrions voir redevient rude réalité. Et les roseaux ne sont que des lignes de pêcheurs. Il y pend des grelots comme on en entend (aussi) au carnaval allemanique chez les racoleurs de snack-bars de poisson; ce qui montre que nous pendons au crochet.

Ils nous tintent aux oreilles, ces rires homériques retentissants qui n’en finissent pas, sortis de l’Iliade et de l’Odyssée de Christoph Rihs: roseaux (Schilf). « Je ne peux pas dire avec précision pourquoi je peins. J’essaie de résoudre des problèmes. » Christoph Rihs résout notre problème esthétique. Cependant, l’esthétique ne signifie plus ‘la science du beau’, la beauté d’Apollon, sans profondeur, l’idéal classique prôné par son défenseur Johann Joachim Winckelmann. L’esthétique signifie, depuis l’Aestetica des années 1750/1758 de Alexander Gottlieb Baumgarten, expression de différentes façons de voir. Ce qui veut dire, selon Bazon Brock: « Nous n’avons plus besoin de réponse à la question, ce qui est intéressant, c’est la question en soi, à savoir: Comment se fait-il qu’il y ait des appréciations différentes face aux mêmes objets considérés et aux capacités de jugement assez proches de personnes dotées des mêmes moyens d’appréciation? Et surtout, que signifient ces appréciations différentes? »22

Connaissance et savoir
Voilà comment un bateau peut devenir poisson puis de nouveau un bateau ou une autre découverte. (Bateau, 2000). À Erfurt, il y avait des œuvres représentant ces êtres hybrides, résultat d’un accouchement d’images à la Rihs. Celui-ci y voit moins une métaphore qu’un jeu de mots (en allemand : Fisch/Schiff), « comme un produit technique qui aurait finalement, en qualité de poisson, la faculté de se mouvoir dans un médium qui n’est pas le nôtre. » Le médium, c’était la cathédrale de Erfurt: « Point sensible et visible à la limite du Roman tardif et du Gothique » — écrit Anne Maier — « où Christoph Rihs a su ancrer son aéronef. L’abside avec ses deux dépendances date du Roman tardif et sert de transition entre la croisée plus ancienne et le chœur très surélevé du gothique avancé. L’importance de ce lien entre le bâtiment ancien et le plus jeune, l’église ancienne et la nouvelle, est soulignée par cette intervention artistique. [...] Ici, Christoph Rihs [...] veut aller plus loin que de provoquer la sensation de voler. Il intervient dans le processus de désincarnation et de spiritualisation de cette construction gothique hiératique: son squelette en acier inoxydable renforcé de couples en aluminium, entouré de part en part, de la proue à la poupe, par un câble en acier de 3 mm de diamètre fait figure de commentaire matérialisé de l’harmonie divine. Bernard de Clairvaux a établi les principes spirituels de la science des cathédrales gothiques. Ainsi, le transept est-il défini comme le lien entre le style Roman dit non-spirituel, magnifique et bien assis, et le gothique pénétré de spiritualité, défiant toute notion de pesanteur. Rihs se préoccupe depuis longtemps de visualiser par son art l’idée de se détacher de la terre par l’esprit. »23 Contrairement à l’évocation de ses visions du monde, il ne s’agit pas ici, pour lui, de l’artiste et de sa réalisation, ni même du rêve de voler. Il s’agit de la connaissance, donc d’abord de la cognition. Le mot grec pour poisson est ICHTHYS. Il servait de code pour les premiers chrétiens afin de se reconnaître les uns les autres. Or, il découle une formule de cette notion: ‹ Jésus Christ, fils de Dieu, Sauveur › qui entraîne une réflexion donnant lieu à différentes interprétations. Pour Anne Maier, la définition se présente comme telle: » Poisson ou bateau, Christoph Rihs ne tranche pas, l’un comme l’autre lâche la bride à l’imagination artistique et à la richesse des pensées religieuses. Il confirme l’expérience religieuse de Martin Buber d’un Autre qui ne peut s’inscrire dans le contexte de la vie. La religiosité transfère. Là, il y avait l’existence habituelle avec ses affaires, ici régnait le ravissement, l’illumination, l’enchantement, hors du temps, sans suite. L’existence en soi englobait l’ici-bas et l’au-delà, et il n’y avait d’autre lien que chaque moment précis du transfert. [...] Si c’est ça la religion, alors elle est tout, la simple totalité vécue dans sa possibilité de discorde. »24

« Est-ce qu’une coopération peut s’établir, par comparaison, entre l’art et la religion, voire l’Eglise, sur la base d’orientations parallèles? Se demande Christoph Rihs. Les valeurs de l’art sont (actuellement) établies par les artistes (et, par la suite, leurs interprètes) et elles se renouvellent tout le temps. Au contraire, les églises proposent leurs orientations par les Ecritures fixées, déterminantes ‹ (Veda, Pali, Bible, Tanach, Coran, etc.) La foi pour la connaissance? L’un reflète un monde (moderne) où chacun peut — et doit — trouver lui-même ses propres valeurs; l’autre reflète l’Histoire des hommes (et ses traditions), l’autorité souveraine étant parfois entre les mêmes mains que l’aide proposée. Il me semble qu’il y a là un mur très élevé qui empêche un travail d’épaule à épaule quand on considère la façon de travailler de nos artistes contemporains »25 En l’occurrence, nous avions l’exemple d’une église, et même d’une cathédrale, qui mène loin dans un univers attribué à un seigneur auquel on a consacré toute une religion. Anne Maier ne se trompe donc pas. Seulement, sa projection dans l’infini est tout autre. Rihs se saisit volontiers de cet autre infini, mais prend-il les choses au sérieux ? C’est plutôt avec ironie qu’il salue d’un Hello Halley la plus claire des comètes qui nous a éclairés la dernière fois en 1986 et qui a illuminé les journaux et la télévision — et nous par là-même. Et autant Hello Halley de Rihs nous rappelle un atelier de bricolage, autant vole, coccinelle!, évoque Giotto, la sonde spatiale blessée qui fut envoyée dans l’espace dans le seul but d’observer (Hello) Halley. Novalis explique cette démarche comme suit: « Quand le penseur [...] en tant qu’artiste s’engage, à raison, sur le chemin de l’action et cherche à réduire l’espace à une simple et mystérieuse figure par une application adroite de son mouvement intellectuel ... »26

Le ballon terrestre
Christoph Rihs est un produit multiplexe. Ici encore, c’est en souriant qu’il appellerait son osservatorio romano (1985) un jeu de mot. L’ osservatorio romano du Saint-Siège est l’observateur journalistique et spirituel du monde temporel. L’osservatorio romano est aussi la station d’observation spatiale du poète élucidant, Christoph Rihs. Établissant un parallèle avec Salle de vision (Seh-Raum) de 1993, également intitulé Egoversum, Marie-Luise Syring gratte de son tuyau de plume la plaie qui se met à saigner : « Une dissertation de ce type sur le processus le la perception visuelle et des illusions d'optique, ou plutôt des lois de l'optique est chargée de plus de signification qu'une simple traduction de la connaissance de la Nature dans un langage de la fiction. Cette œuvre, pour ainsi dire, nous donne les instruments de l'introspection tout en devenant le symbole d'une Welt-Anschauung tournée à la fois vers l'intérieur et vers l'extérieur. Et conservant toute son ambiguïté.»27

L’egoversum de Rihs retrouve l’univers de Johannes Brahms. À Meiningen, en Thuringe, donc à peu de distance du toit qui abrite les archives de Goethe et de Schiller ensemble (On ne souffre la vérité qu’en rusant) il fut donné à Brahms, grâce à l’intervention de son ami le chef d’orchestre Hans von Bülow, de s’introduire dans la petite principauté locale et de jouer dans son orchestre. Christoph Rihs a fait la même chose à Meiningen par le biais de Bols (1999). Là aussi, il a visé haut. Le modèle de ce modèle est ‹ La pomme terrestre ›, le premier globe terrestre produit par le cosmographe Martin Behaim en 1492. « Bols sont des représentations dissolues du monde comprenant un regard sur la nature comme vue d’une cage. Si, du globe terrestre, il ne reste que la géométrie, cela représente pour moi la réduction du concept de Weltanschauung à l’origine et au pivot de tout modèle de réflexion. »28

Les moins jeunes connaissent ‹ Bols ›. ‹ Bols-Bleu ›, l’Apéritif, qui provoqua un bizarre bourdonnement dans la tête. Un peu comme en estropiant le mot balle : le bal de Brahms. Le dadaïste Hugo Ball pourrait aussi se prêter à ce jeu. Dans la préface au livre de H. Ball la chrétienté byzantine Waldemar Gurian s’est référé à ce que, dans le monde moderne occidental, la « considération symbolique » de l’Histoire est presque entièrement oubliée.29 Un rapprochement symbolique est facile en français entre le globe et le ballon, ce qui nous conduit au poème volant et sautant de Rainer Maria Rilke:

« Balle ronde qui propages dans ton vol
la chaleur de deux mains, insouciante
comme tes possessions; ce qui ne peut rester
dans les objets, ce qui pour eux est trop léger,
trop peu chose et pourtant assez chose
pour ne pas, de tout ce qui dehors s´aligne,
invisible soudain glisser en nous:
cela glisse en toi, entre vol et chute,
indécise encore: qui alors que tu montes,
ravis et libères le jet, comme si
tu l´avais emporté, - puis tu t´inclines
et suspends ta course, et de là-haut soudain
montres aux joueurs un nouveau lieu,
comme les ordonnant en figure de danse
pour alors, attendue, souhaitée de tous,
rapide, simple, pure, toute nature,
retomber dans la coupe des hautes mains tendues. »
30

Rainer Maria Rilke parle du « continuel gaspillage de toute valeur variable »31 et puis: de ne jamais s’arrêter de s’ébattre dans l’éternelle curiosité de savoir.

S’il y a une spécificité suisse dont découle un humour spécifiquement suisse, c’est, d’abord, le besoin irrépressible d’ordre. En cela et avec cela, on aime masquer. Milan Kundera n’a certainement pas visé la Suisse mais il a conclu immuablement: « que l’idéal esthétique de la bonne entente catégorique avec l’existence est un monde où la merde est niée et où tout le monde fait comme si elle n’existait pas. Cet idéal esthétique s’appelle Kitsch. »32

« La modernité — écrivait en 1863, le sur-naturaliste Charles Baudelaire33 — est ce qui passe, ce qui disparaît, ce qui est fortuit.34 Ou encore: « le beau est toujours bizarre. »35


L’auteur est coéditeur du Encyclopédie Critique d'Art Contemporain (Kritisches Lexikon der Gegenwartskunst). Il est aussi publiciste dans le domaine de l’art et de la culture (aica). Il travaille à Hambourg et vit à Marseille.


Notes
1 Bazon Brock, dans : Interview avec l’auteur au sujet de l’écologie et de l’esthétique, pour la radio Westdeutscher Rundfunk, Cologne 1982
2 Lucius Grisebach : Le peintre Werner Heldt : W. H., ed. Lucius Grisebach, cat. Kunsthalle Nürnberg , Nuremberg 1990, p. 66
3 Bertrand Theubet : Abîmes suisses, Documentation, arte, 21.08.02, 20.45 h
4 Kurt Tucholsky : Es gibt keinen Neuschnee, Gesammelte Werke 1925 – 1926, Reinbek 1811993, Bd. 9, p. 74f.
5 Brockhaus PC-Bibliotheque 3.0, 2001
6 Rihs dans un courrier électronique à l’auteur, le 27 septembre 2001
7 Christoph Rihs dans un entretien avec l’auteur à Bourguignon (Bourgogne) le 15 mai 2001 ; sauf annotation spécifiée, toutes les citations se rapportent à cet entretien
8 Marie-Luise Syring : Une anatomie de la perception visuelle, dans : Monde, cat. D’exposition. (all. / fr.) Faux-Mouvement, La Cour d'Or, Musées de Metz, 1989, p. 8ff.
9 Marit Rullmann et Werner Schlegel : philosophie du corps plus que de la raison, Frankfort / Main 2000, p. 101
10 Maurice Merleau-Ponty: L'Œil et l'Esprit, Paris 1964, p. 21
11 Bande vidéo de l’RWE, 1994
12 Rihs, courrier électronique à l’auteur, le 27 sept. 2001
13 André Lindhorst, dans: Kunst und Weltbild, in cat. d’exposition. (all. /angl.) C. R., Galerie am Fischmarkt, Erfurt 1998, p. 20
14 Von Greco bis Goya. Quatre siècles d’art espagnol, cat. d’exposition. Haus der Kunst München et Künstlerhaus Wien 1982
15 André Lindhorst, ibd., p. 20
16 Jochen Gerz dans un entretien avec l’auteur le 6 mai 1988
17 Jochen Hörisch, dans : Poetisches Neuland. Remarques sur Novalis. Novalis, poèmes. Die Lehrlinge zu Sais. Francfort / Main 1987, p. 164
18 Novalis: Die Lehrlinge zu Sais, Die Natur. Gedichte, ibd., p. 131f.
19 Rihs, courrier électronique à l’auteur, 27 septembre 2001
20 Douglas Adams : En stop dans la Galaxis, Munich 1979
21 Christoph Rihs : Monde, ibd., p. 29
22 Bazon Brock, ibd.
23 Anne Maier: Ombres de sons. Installations d’art actuel dans cinq églises de Erfurt, Munich 2000, p. 42
24 ibd.
25 Rihs, courrier électronique à l’auteur, le 27 septembre 2001
26 Novalis: Die Lehrlinge zu Sais. Die Natur, ibd., p. 131f.
27 Marie-Luise Syring, ibd., p. 11
28 Rihs dans un courrier électronique à l’auteur, le 26 août 2002
29 D’après: Hugo Ball (1886 – 1986). Vie et œuvre, Pirmasens/Munich/Zurich 1986, p. 209
30 Rainer Maria Rilke : La balle, tiré de: Œuvres complètes. Poésie. Nouveaux poèmes, deuxième partie, Paris 1972, p. 295
31 Rainer Maria Rilke: Über Kunst II. Von Kunst-Dingen. Kritische Schriften, Leipzig et Weimar 1981/1990, p. 45
32 Milan Kundera: L’insoutenable légèreté de l’être, en allemand : Munich 1984, p. 237
33 D’où le néologisme d’Apollinaire: Surréalisme; voir: cité d’après de Henry Schumann : Charles Baudelaire, Der Künstler und das Moderne Leben (L’artiste et la Vie Moderne), Leipzig 1990, p. 407
34 Charles Baudelaire, Gesammelte Schriften. Werke (Œuvre), Bd 4, en allemand : Leipzig 1981, p. 286
35 cité d’après: Henry Schumann, ibd., p. 408

Deutsche Fassung

© dbm, Kritisches Lexikon der Gegenwartskunst

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